Cent ans après, la théorie de la relativité d’Einstein n’a pas fini d’ébranler notre perception du temps et de l’espace.
Pendant presque trois siècles, on a cru Isaac Newton (1642-1727) intouchable : la force qui faisait tomber une pomme d’un arbre était la même que celle qui maintenait la Lune autour de la Terre, les lois de la gravitation universelle régissaient le monde. Et puis Albert Einstein est arrivé. Seul, sans équipe, sans milliards, sans laboratoire, avec pour seuls atouts sa force de raisonnement, sa liberté de pensée, son espièglerie et des bouts de papier griffonnés. En 1915, sa théorie de la relativité générale a changé notre vision du monde et révolutionné les sciences : l’Univers est devenu un tissu à quatre dimensions, un « espace-temps » tordu, déformé par la matière. Cent ans plus tard, peu d’entre nous comprennent vraiment cette théorie. Professeur de physique à l’Institut des hautes études scientifiques et membre de l’Académie des sciences, Thibault Damour est un grand spécialiste du physicien allemand, un amoureux érudit qui sait souffler dans les voiles de l’espace-temps pour nous replonger à la fois en 1915 et dans le cerveau du génie solitaire.
Que fabrique Albert Einstein en juin 1915 ?
Il est bloqué ! Il ne trouve pas les dernières équations. Il est à Berlin, entouré de Max Planck, le découvreur de la mécanique quantique, et d’éminents chimistes comme Walther Nernst et Fritz Haber. Tous trois ont signé un célèbre manifeste nationaliste, « Appel au monde civilisé », défendant le militarisme de l’Allemagne. Einstein, lui, est un pacifiste convaincu, il a pris la nationalité suisse, il considère qu’il vit dans une maison de fous. Et s’enferme dans sa recherche conceptuelle. Il vit dans sa bulle.
De quand date sa première idée de la relativité générale ?
En 1907, il passe ses matinées à vérifier les nouveaux brevets déposés à Berne. L’après-midi, en cachette, il travaille sur ses idées. Il dissimule sous son bureau les documents sur lesquels il réfléchit. Cet après-midi-là, il lit dans le journal qu’un ouvrier est tombé d’un toit. Il se dit : « Que se passe-t-il pendant que l’ouvrier tombe ? » Et là, eurêka : si l’ouvrier tombe avec ses outils autour de lui, il ne sent plus son poids et voit ses objets flotter, comme si la gravitation était effacée ! « Ça a été la plus heureuse idée de ma vie », dira Einstein. Il comprend qu’elle va au-delà de la relativité restreinte publiée en 1905, mais qui remonte à loin : quand Einstein avait 16 ans, il s’était posé la question suivante : « Que se passerait-il si j’essayais de rattraper un rayon de lumière ? » Question d’un esprit libre et curieux, qui détestait les cours stricts du lycée allemand. Et puis sa famille travaillait dans l’électrotechnique (son père tenait une entreprise d’électrification). Bref, l’ambiance était propice.
Et que se passe-t-il quand on rattrape la lumière ?
La lumière se déplace comme une onde à la surface de l’eau. Les crêtes et creux de cette onde se déplacent dans l’espace à 300 000 kilomètres par seconde. Si je suis au repos, je vois l’onde passer. Mais si j’essaie d’aller aussi vite qu’elle, je devrais ne plus la voir bouger. Paradoxe, la lumière s’éloigne pourtant toujours de moi à 300 000 kilomètres par seconde ! On ne peut pas la rattraper ! Pour Einstein, le point de départ n’était pas de résoudre un problème de physique, c’était juste un rêve d’ado qui s’imaginait chevauchant la lumière.
Le Néerlandais Lorentz et le Français Poincaré ont aussi écrit les équations de la relativité restreinte, pourtant on ne parle que d’Einstein. Pourquoi ?
Einstein a changé le concept de temps ! Ni Lorentz ni Poincaré n’ont compris cela. Quand je suis dans un train en mouvement, mon temps n’est pas le même que celui d’un homme debout sur le quai. Voilà ce qu’a perçu Einstein. A la fin de son article de 1905, il explique que si vous posez une horloge à l’équateur — qui bouge donc avec le mouvement de rotation de la Terre sur elle-même — et une autre au pôle Nord — donc sur l’axe de rotation et immobile —, ces deux horloges vont se décaler ! C’est une idée complètement nouvelle. Avant les gens avaient écrit des équations, mais personne n’avait dit que le temps était relatif !
Einstein a-t-il connu un succès immédiat avec cette théorie ?
Pas du tout. Très peu de gens la comprenaient. Mais il a eu de la chance : il a envoyé ses articles aux annales de physique en Allemagne dont l’éditeur était Planck, et Planck a saisi qu’il y avait là quelque chose de révolutionnaire.
“Avec Einstein, l’espace devient de la gelée”
Revenons à la théorie de la relativité générale : que dit-elle de plus ?
Avant Einstein, l’espace, c’est-à-dire le vide qui reste quand on enlève toute la matière, était considéré comme une structure rigide. Avec Einstein, l’espace devient de la gelée : il a une structure élastique. Si vous agitez un bloc de gelée, il vibre. L’espace aussi : il transmet des ondes de vibration, que nous n’avons pas encore détectées mais qu’on appelle ondes gravitationnelles. Il devient donc une structure dynamique. Et quand vous placez des objets matériels dans cet espace, vous le déformez. Si vous placez de la viande de veau dans votre gelée, les fibres de viande vont changer la structure de la gelée autour d’elle.
Vous disiez qu’Einstein est bloqué, en juin 1915 ?
Oui, cela fait huit ans qu’il travaille sur sa théorie, mais il bute sur des choses cruciales, qu’il ne comprend pas. C’est alors que le mathématicien David Hilbert lui demande de donner des cours à l’université de Göttingen. Au début, Einstein est très fier. Mais bientôt, il se rend compte que Hilbert comprend mieux certains aspects du problème que lui ! Une course s’engage entre eux jusqu’en novembre 1915. Einstein annonce des résultats les 4, 11 et 18 novembre ; Hilbert annonce les siens le 20 ; puis Einstein fait sa dernière annonce le 25.
Et l’emporte !
Son article du 25 novembre donne la forme finale des équations. La semaine précédente, il avait résolu celles sur le mouvement d’une planète autour du Soleil. Elles impliquent que la présence de matière déforme l’espace-temps et change la trajectoire des planètes. Ainsi, Mercure suit une ellipse, mais celle-ci n’est pas fixe, elle se décale légèrement. On l’avait observé, mais on ne comprenait pas pourquoi la planète la plus proche du Soleil voyait sa plus faible distance à notre astre bouger de 45 secondes d’arc par siècle, soit chaque année l’épaisseur d’un cheveu vu à une distance de 100 mètres. Tout petit effet… mais qui correspond exactement à la valeur prévue par la théorie d’Einstein ! Quant à Hilbert, bon perdant, il lui fera ce compliment à double tranchant : « N’importe quel gamin des rues de Göttingen comprend mieux la géométrie à quatre dimensions qu’Einstein, mais c’est lui qui a fait la révolution conceptuelle de la physique. »
Dans quel état d’esprit est-il après « l’accouchement » ?
Il a des palpitations, il est malade, miné, pendant des semaines. Après huit ans de recherche solitaire, alors que tout le monde s’intéresse à la mécanique quantique et se demande ce qu’il fiche, il découvre quelque chose qui change la face de la science !
Que change vraiment cette théorie ?
Dans l’espace plat d’avant Einstein, la somme des angles d’un triangle vaut deux angles droits. Avec Einstein, si l’espace est déformé par une masse dans l’espace, la somme des angles n’est plus égale à deux angles droits ! Avant lui, deux horloges tictaquent toujours de la même façon même si elles bougent ou sont proches de corps massifs. Dans la théorie d’Einstein, si vous placez une horloge à la surface de la Terre et une autre dans le ciel, elles ne tictaquent plus à la même vitesse. Le temps est ralenti par le champ de gravitation. Si vous poussez les choses et comprimez une masse, cela devient plus violent encore. Comprimons le Soleil jusqu’à lui donner un rayon de 3 kilomètres : le temps ne s’écoule plus à sa surface ! Il s’arrête ! Dans l’exemple des jumeaux de la relativité restreinte (celui qui voyage à grande vitesse vieillit moins vite que celui resté sur Terre), la vitesse ralentit le temps. Mais la masse ralentit aussi le temps. Et peut même l’arrêter !
“L’espace-temps se présente comme un jeu de cartes”
Comment ont réagi les contemporains d’Einstein face à cette révolution ?
Une conséquence des théories d’Einstein, c’est que le passage du temps est une illusion. Le futur existe déjà. Le passé existe encore et n’est pas mort. Philosophiquement, c’est très profond. L’espace-temps se présente comme un jeu de cartes : chaque carte est un espace, une tranche de réalité, elles sont empilées dans une quatrième dimension, le temps, qui est donc une dimension verticale. Proust a adoré l’idée. Bergson, qui voyait le temps comme un écoulement, beaucoup moins. Mais en 1915 il n’y a pas de réactions particulières, d’abord parce que la guerre fait rage, ensuite, parce que les travaux d’Einstein sont très complexes. Le coup de pouce vient… d’Angleterre. En pleine guerre, deux Anglais décident de vérifier la théorie d’un Allemand ! Ils s’appellent Frank Dyson et Arthur Eddington et mettent en chantier deux expéditions pour étudier l’éclipse du Soleil de 1919. Ils veulent vérifier si notre astre dévie vraiment la lumière des étoiles comme Einstein le prévoit. Six mois après l’éclipse, à Londres, lors d’une séance très dramatique à la Royal Society, on annonce officiellement qu’Einstein explique mieux le monde que Newton ! Du jour au lendemain, les médias du monde entier reprennent l’information. La célébrité d’Einstein ne sera plus jamais démentie.
Et sa théorie, qu’est-elle devenue ?
Il n’y avait pas d’horloge atomique, en 1919. Il a fallu du temps pour que l’astrophysique trouve des objets comme les pulsars, ces étoiles mortes très denses, pour revérifier les conclusions d’Einstein. La relativité est donc « sortie des radars » jusqu’aux années 1960. Elle était considérée comme un monument de l’esprit humain, quelque chose de très beau, vrai sans doute, mais sans application concrète. Comme disait Max Born : « Je jugeais la théorie de la relativité générale comme un bel objet à admirer dans un musée. »
Que fait Einstein après son grand oeuvre ?
Il travaille sur la mécanique quantique, en découvrant le principe du laser. Jusqu’en 1924, il est même le leader mondial de la théorie quantique. Mais en 1925, Heisenberg et Schrödinger publient une formulation mathématique complète de la théorie des quanta. Cette formulation paraît insatisfaisante à Einstein. Sa froideur sera mal perçue. Les gens disaient : « C’est triste de voir un jeune révolutionnaire devenir un vieux conservateur ! » Aujourd’hui, on se rend compte qu’il posait de bonnes questions ! Notamment sur la frontière entre le monde quantique et le monde classique. Il a fallu des années pour le comprendre.
Pourquoi Einstein refuse-t-il ensuite de travailler sur la mécanique quantique ?
A partir de 1925, il la laisse aux jeunes ; il veut plutôt essayer de trouver une « généralisation » de la relativité générale en unifiant l’électromagnétisme et la gravitation. Il n’a jamais réussi son pari, mais, malgré les critiques, il a continué à chercher, à Princeton, arguant qu’à son âge il avait bien le droit de se tromper… Mais ses visions nous parlent aujourd’hui, puisque la théorie de la relativité générale est toujours incompatible avec la mécanique quantique.
Pouvez-vous nous expliquer cette incompatibilité ?
La physique des interactions entre particules élémentaires est décrite par la théorie quantique. Avant elle, on disait qu’une particule était un point. La physique quantique introduit du flou : le point existe mais n’est pas précisément localisé. Cette théorie est bien définie dans un espace-temps plat de 1905. A l’intérieur de cet espace-temps rigide, je peux glisser du quantique, des interactions floues entre des particules floues. En revanche, si j’essaie d’appliquer cette théorie-là à la relativité générale, il devient très difficile de savoir comment rendre flou l’espace-temps lui-même. Là, c’est le cadre même de description de la réalité qui devient flou ! Du coup, on ne sait plus comment décrire les choses, on est devant un problème conceptuel très grave. Peut-être la théorie des cordes dont Gabriele Veneziano a établi les bases en 1968 contient-elle la solution ! Néanmoins, on ne sait pas vraiment ce qu’est la théorie des cordes… Elle consiste à dire que les particules élémentaires ne sont pas des points, mais qu’elles sont comme des élastiques qui vibrent. Un peu comme vibrent les cordes d’un violon. En théorie quantique, chaque vibration possible d’une corde est équivalente à une particule. La grande beauté de cette théorie, c’est que vous y retrouvez à la fois la théorie d’Einstein et l’électromagnétisme de Maxwell…
Einstein aurait aimé les cordes ?
Un an avant sa mort, il a dit qu’il aimerait bien trouver une théorie sans espace ni temps, même s’il ne savait pas comment la construire. En 1954 ! C’est une vision fantastique de ce qu’on cherche aujourd’hui en théorie des cordes.
Il y a toujours quelque chose de formidablement intuitif chez Einstein.
Lui-même a dit que ses idées étaient plus qu’intuitives, elles étaient musculaires, elles étaient dans son corps.
“Même quand Einstein se trompe, il a raison !”
La théorie de la relativité sera-t-elle un jour contredite ?
Il y aura toujours un morceau de la réalité bien décrit par la théorie d’Einstein. Elle n’est pas universelle sans doute, elle deviendra fausse dans tel ou tel domaine. Mais aujourd’hui, d’une fraction de seconde après le big bang jusqu’à maintenant, on voit à l’oeuvre la relativité générale d’Einstein. En astrophysique, la seule théorie qu’on emploie, c’est elle.
Pourquoi dit-on qu’Einstein a inventé la cosmologie moderne ?
Il est le premier à penser l’Univers globalement. Avant lui, on croyait qu’il y avait des étoiles jusqu’à l’infini. Einstein dit non, l’Univers peut être comme la surface d’une sphère. Si j’avance tout droit, j’en fais le tour, comme un insecte sur une balle. Les équations de la relativité décrivent d’ailleurs cette sphère. C’est génial et cela crée la cosmologie moderne. Mais en écrivant ses équations pour décrire comment « tient » cette sphère, Einstein se rend compte… qu’elle ne « tient » pas : soit elle s’effondre, soit elle s’étend ! Or, en 1917, rien n’indique que l’Univers est en mouvement, du coup il a supposé qu’il était stable. Et il a modifié ses équations en rajoutant un terme répulsif pour faire en sorte que les étoiles, au lieu de tomber les unes sur les autres, restent fixes dans le ciel : c’est la « constante cosmologique ». « La plus grande erreur de ma vie », a-t-il dit plus tard. S’il n’avait pas rajouté ce terme, il aurait dû conclure que l’Univers est en expansion, ce que d’autres ont fait après lui. Ironie de l’histoire, on a découvert récemment que la constante cosmologique existe vraiment, et qu’elle cause l’expansion actuelle de l’Univers. On ne comprend pas pourquoi elle est là, on sait juste que la théorie de relativité générale avec cette constante en plus explique l’Univers ! Même quand Einstein se trompe, il a raison !